Pierrot (9)

Pierrot na poesia de Jules Laforgue (1860-1887)



Pierrots
I

C'est, sur un cou qui, raide, émerge
D'une fraise empesée idem,
Une face imberbe au cold-cream,
Un air d'hydrocéphale asperge.

Les yeux sont noyés de l'opium
De l'indulgence universelle,
La bouche clownesque ensorcèle
Comme un singulier géranium.

Bouche qui va du trou sans bonde
Glacialement désopilé,
Au transcendantal en-allé
Du souris vain de la Joconde.

Campant leur cône enfariné
Sur le noir serre-tête en soie,
Ils font rire leur patte d'oie
Et froncent en trèfle leur nez.

Ils ont comme chaton de bague
Le scarabée égyptien,
À leur boutonnière fait bien
Le pissenlit des terrains vagues.

Ils vont, se sustentant d'azur!
Et parfois aussi de légumes,
De riz plus blanc que leur costume,
De mandarines et d'œufs durs.

Ils sont de la secte du Blême,
Ils n'ont rien à voir avec Dieu,
Et sifflent: « tout est pour le mieux
«Dans la meilleur' des mi-carême ! »


II

Le cœur blanc tatoué
De sentences lunaires,
Ils ont: « Faut mourir, frères ! »
Pour mot-d'ordre-Évohé.

Quand trépasse une vierge,
Ils suivent son convoi,
Tenant leur cou tout droit
Comme on porte un beau cierge.

Rôle très-fatigant,
D'autant qu'ils n'ont personne
Chez eux, qui les frictionne
D'un conjugal onguent.

Ces dandys de la lune
S'imposent, en effet,
De chanter « s'il vous plaît ? »
De la blonde à la brune.

Car c'est des gens blasés;
Et s'ils vous semblent dupes,
Çà et là, de la Jupe,
Lange à cicatriser,

Croyez qu'ils font la bête
Afin d'avoir des seins,
Pis-aller de coussins
A leurs savantes têtes.

Écarquillant le cou
Et feignant de comprendre
De travers, la voix tendre,
Mais les yeux si filous !

-D'ailleurs, de mœurs très fines,
Et toujours fort corrects,
(École des cromlechs
Et des tuyaux d'usines).

III

Comme ils vont molester, la nuit,
Au profond des parcs, les statues,
Mais n'offrant qu'aux moins dévêtues
Leur bras et tout ce qui s'ensuit,

En tête à tête avec la femme
Ils ont toujours l'air d'être un tiers,
Confondent demain avec hier,
Et demandent Rien avec âme!

Jurent « je t'aime ! » l'air là-bas,
D'une voix sans timbre, en extase,
Et concluent aux plus folles phrases
Par des: « mon Dieu, n' insistons pas ? »

Jusqu'à ce qu'ivre, Elle s'oublie,
Prise d'on ne sait quel besoin
De lune ? Dans leurs bras, fort loin
Des convenances établies.

IV

Maquillés d'abandon, les manches
En saule, ils leur font des serments,
Pour être vrais trop véhéments !
Puis tumultuent en gigues blanches,

Beuglant: Ange ! Tu m'as compris,
A la vie, à la mort ! -et songent :
Ah ! Passer là-dessus l'éponge ! ...
Et c'est pas chez eux parti pris,

Hélas ! mais l'idée de la femme
Se prenant au sérieux encor
Dans ce siècle, voilà, les tord
D'un rire aux déchirantes gammes !

Ne leur jetez pas la pierre, ô
Vous qu'affecte une jarretière !
Allez, ne jetez pas la pierre
aux blancs parias, aux purs pierrots !

V

Blancs enfants de chœur de la lune,
Et lunologues éminents,
Leur Église ouvre à tout venant,
Claire d'ailleurs comme pas une.

Ils disent, d'un œil faisandé,
Les manches très-sacerdotales,
Que ce bas monde de scandale
N'est qu'un des mille coups de dé

Du jeu que l'Idée et l'Amour,
Afin sans doute de connaître
Aussi leur propre raison d'être,
Ont jugé bon de mettre au jour.

Que nul d'ailleurs ne vaut le nôtre,
Qu'il faut pas le traiter d'hôtel
Garni vers un plus immortel,
Car nous sommes faits l'un pour l'autre;

Qu'enfin, et rien de moins subtil,
Ces gratuites antinomies
Au fond ne nous regardant mie,
L'art de tout est l'Ainsi soit-il ;

Et que, chers frères, le beau rôle
Est de vivre de but en blanc
Et, dût-on se battre les flancs,
De hausser à tout les épaules.
Pierrots
(On a des principes.)
Elle disait, de son air vain fondamental :
«Je t'aime pour toi seul! » -oh ! Là, là, grêle histoire;
Oui, comme l'art ! Du calme, ô salaire illusoire
Du capitaliste l'Idéal !

Elle faisait: « J'attends, me voici, je sais pas »...
Le regard pris de ces larges candeurs des lunes ;
-Oh ! Là, là, ce n'est pas peut-être pour des prunes,
Qu'on a fait ses classes ici-bas ?

Mais voici qu'un beau soir, infortunée à point,
Elle meurt ! -Oh ! Là, là ; bon, changement de thème !
On sait que tu dois ressusciter le troisième
Jour, sinon en personne, du moins

Dans l'odeur, les verdures, les eaux des beaux mois !
Et tu iras, levant encor bien plus de dupes
Vers le Zaïmph de la Joconde, vers la Jupe !
Il se pourra même que j'en sois.


Pierrots
(Scène courte, mais typique.)


Il me faut, vos yeux ! Dès que je perds leur étoile,
Le mal des calmes plats s'engouffre dans ma voile,
Le frisson du Vae soli ! gargouille en mes moelles...
Vous auriez dû me voir après cette querelle !
J'errais dans l'agitation la plus cruelle,
Criant aux murs: Mon dieu ! mon dieu ! Que dira-t-elle ?

Mais aussi, vrai, vous me blessâtes aux antennes
De l'âme, avec les mensonges de votre traîne.
Et votre tas de complications mondaines.

Je voyais que vos yeux me lançaient sur des pistes,
Je songeais : oui, divins, ces yeux ! mais rien n'existe
Derrière ! Son âme est affaire d'oculiste.

Moi, je suis laminé d'esthétiques loyales !
Je hais les trémolos, les phrases nationales ;
Bref, le violet gros deuil est ma couleur locale.

Je ne suis point « ce gaillard-là ! » ni Le Superbe !
Mais mon âme, qu'un cri un peu cru exacerbe,
Est au fond distinguée et franche comme une herbe.

J'ai des nerfs encor sensibles au son des cloches,
Et je vais en plein air sans peur et sans reproche,
Sans jamais me sourire en un miroir de poche.

C'est vrai, j'ai bien roulé ! J'ai râlé dans des gîtes
Peu vous; mais, n'en ai-je pas plus de mérite
À en avoir sauvé la foi en vos yeux ? Dites.....

-Allons, faisons la paix, venez, que je vous berce,
Enfant. Eh bien ?
-C'est que, votre pardon me verse
Un mélange (confus) d'impressions... diverses...


Locutions des Pierrots
I

Les mares de vos, yeux aux joncs de cils,
Ô vaillante oisive femme,
Quand donc me renverront-ils
La Lune-levante de ma belle âme ?

Voilà tantôt une heure qu'en langueur
Mon cœur si simple s'abreuve
De vos vilaines rigueurs,
Avec le regard bon d'un terre-neuve,

Ah! madame, ce n'est vraiment pas bien,
Quand on n'est pas la Joconde,
D'en adopter le maintien
Pour induire en spleens tout bleus le pauv' monde!

II

Ah! le divin attachement
Que je nourris pour Cydalise,
Maintenant qu'elle échappe aux prises
De mon lunaire entendement

Vrai, je me ronge en des détresses,
Parmi les fleurs de son terroir
À seule fin de bien savoir
Quelle est sa faculté-maîtresse!

- C'est d'être la mienne, dis-tu?
Hélas! tu sais bien que j'oppose
Un démenti formel aux poses
Qui sentent par trop l'impromptu.

III

Ah! sans Lune, quelles nuits blanches,
Quels cauchemars pleins de talent!
Vois-je pas là nos cygnes blancs ?
Vient-on pas de tourner la clanche ?

Et c'est vers toi que j'en suis là,
Que ma conscience voit double,
Et que mon cœur pêche en eau trouble,
Ève, Joconde et Dalila!

Ah ! par l'infini circonflexe
De l'ogive où j'ahanne en croix,
Vends-moi donc une bonne fois
La raison d'être de Ton Sexe!

IV

Tu dis que mon cœur est à jeun
De quoi jouer tout seul son rôle,
Et que mon regard ne t'enjôle
Qu'avec des infinis d'emprunt!

Et tu rêvais avoir affaire
À quelque pauvre in-octavo...
Hélas! c'est vrai que mon cerveau
S'est vu, des soirs, trois hémisphères.

Mais va, l'œillet de tes vingt ans,
Je l'arrose aux plus belles âmes
Qui soient! - Surtout, je n'en réclame
Pas, sais-tu, de ta part autant!!

V

T'occupe pas, sois Ton Regard,
Et sois l'âme qui s'exécute;
Tu fournis la matière brute,
Je me charge de l'œuvre d'art.

Chef-d'œuvre d'art sans idée-mère
Par exemple! Oh! dis, n'est-ce pas,
Faut pas nous mettre sur les bras
Un cri des Limbes prolifères ?

Allons, je sais que vous avez
L'égoïsme solide au poste,
Et même prêt aux holocaustes
De l'ordre le plus élevé.

VI

Je te vas dire: moi, quand j'aime,
C'est d'un cœur, au fond sans apprêts,
Mais dignement élaboré
Dans nos plus singuliers problèmes.

Ainsi, pour mes mœurs et mon art,
C'est la période védique
Qui seule à bon droit revendique
Ce que j'en « attelle à ton char ».

C'est comme notre Bible hindoue
Qui, tiens, m'amène à caresser,
Avec ces yeux de cétacé,
Ainsi, bien sans but, ta joue.

VII

Cœur de profil, petite âme douillette,
Tu veux te tremper un matin en moi,
Comme on trempe, en levant le petit doigt,
Dans son café au lait une mouillette!

Et mon amour, si blanc, si vert, si grand,
Si tournoyant! ainsi ne te suggère .
Que pas-de-deux, silhouettes légères
À enlever sur ce solide écran!

Adieu. - Qu'est-ce encor ? Allons bon, tu pleures!
Aussi pourquoi ces grands airs de vouloir,
Quand mon Étoile t'ouvre son peignoir,
D'Hélas, chercher midi flambant à d'autres heures!

VIII

Ah! tout le long du cœur
Un vieil ennui m'effleure...
M'est avis qu'il est l'heure
De renaître moqueur.

Eh bien? je t'ai blessée?
Ai-je eu le sanglot faux,
Que tu prends cet air sot
De La Cruche cassée ?

Tout divague d'amour;
Tout, du cèdre à l'hysope,
Sirote sa syncope;
J'ai fait un joli four.

IX

Ton geste,
Houri,
M'a l'air d'un memento mori
Qui signifie au fond : va, reste...

Mais je te dirai ce que c'est,
Et pourquoi je pars, foi d'honnête
Poète
Français.

Ton cœur a la conscience nette,
Le mien n'est qu'un individu
Perdu
De dettes.

X

Que loin l'âme type
Qui m'a dit adieu
Parce que mes yeux
Manquaient de principes!

Elle, en ce moment,
Elle, si pain tendre,
Oh! peut-être engendre
Quelque garnement.

Car on l'a unie
Avec un monsieur,
Ce qu'il y a de mieux,
Mais pauvre en génie.

XI

Et je me console avec la
Bonne fortune
De l'alme Lune.
Ô Lune, Ave Paris stella !


Tu sais si la femme est cramponne ;
Eh bien, déteins,
Glace sans tain,
Sur mon œil! qu'il soit tout atone,

Qu'il déclare : ô folles d'essais,
Je vous invite
À prendre vite,
Car c'est à prendre et à laisser.

XII

Encore un livre; ô nostalgies
Loin de ces très-goujates gens,
Loin des saluts et des argents,
Loin de nos phraséologies!

Encore un de mes pierrots mort;
Mort d'un chronique orphelinisme;
c'était un cœur plein de dandysme
Lunaire, en un drôle de corps.

Les dieux s'en vont; plus que des hures
Ah! ça devient tous les jours pis;
J'ai fait mon temps, je déguerpis
Vers l'Inclusive Sinécure!

XIII

Eh bien oui, je l'ai chagrinée,
Tout le long, le long de l'année;
Mais quoi! s'en est-elle étonnée?

Absolus, drapés de layettes,
Aux lunes de miel de l'Hymette,
Nous avions par trop l'air vignette!

Ma vitre pleure, adieu! l'on bâille
Vers les ciels couleur de limaille
Où la Lune a ses funérailles.

Je ne veux accuser nul être,
Bien qu'au fond tout m'ait pris en traître.
Ah! paître, sans but là-bas! paître...

XIV

Les mains dans les poches,
Le long de la route,
J'écoute
Mille cloches
Chantant : « les temps sont proches;
« Sans que tu t'en doutes! »

Ah! Dieu m'est égal!
Et je suis chez moi!
Mon toit
Très-natal
C'est Tout. Je marche droit,
Je fais pas de mal.

Je connais l'Histoire,
Et puis la Nature,
Ces foires
Aux ratures;
Aussi je vous assure
Que l'on peut me croire!

XV

J'entends battre mon Sacré-Cœur
Dans le crépuscule de l'heure,
Comme il est méconnu, sans sœur,
Et sans destin, et sans demeure!

J'entends battre ma jeune chair
Équivoquant par mes artères,
Entre les Édens de mes vers
Et la province de mes pères.

Et j'entends la flûte de Pan
Qui chante : « bats, bats la campagne!
« Meurs, quand tout vit à tes dépens;
« Mais entre nous, va, qui perd gagne!

XVI

Je ne suis qu'un viveur lunaire
Qui fait des ronds dans les bassins,
Et cela, sans autre dessein
Que devenir un légendaire.

Retroussant d'un air de défi
Mes manches de mandarin pâle,
J'arrondis ma bouche et -j'exhale
Des conseils doux de Crucifix.

Ah! oui, devenir légendaire,
Au seuil des siècles charlatans !
Mais où sont les Lunes d'antan ?
Et que Dieu n'est-il à refaire ?


Jules Laforgue, <i>L'Imitation de Notre-Dame la Lune, (1885)




Comentários

Mensagens populares