Sans arbre, où se nicheront les oiseaux ?


Nous faisons nos chaînes : par la règle, par les mots. J'entends par mot - cela va de soi - l'immédiat concept qui me rive au discours intérieur. Sans le mot " arbre ", toute une tranche de ma connaissance s'évanouit : je ne vois plus de forêts, je ne sais plus m'y promener, je perds le feu et, perdant le feu, mon sang se fige, je suis perdu à tout jamais. J'entends bien le désespoir me sonner dans la brume de cette constatation. Je ne suis plus rien, je m'indiffère. Je ne me parle plus. Je ne vois plus les nids, le recommencement total à chaque fois des mêmes vols ; des mêmes cris, des mêmes chants.
Sans arbre, où se nicheront les oiseaux ? Quand je les vois voler, pourquoi ne puis-je plus penser au mouvement des ailes, à cette géométrie apprise et que je retrouve dans le vol du corbeau, encore que, croissant, il inquiète des données magiques, apprises elles aussi. Quand je vois un corbeau, je retrouve Poe et, ce faisant, les fiches psychanalytiques de Marie Bonaparte, et je me demande quel est celui des deux qu'il fallait mettre à la question. Le corbeau est devenu, pour moi, un fait littéraire et c'est cela que je nomme le désespoir. Je ne sais plus voir le cervidé. Je vois une forme allusive du destin et sa résonance littéraire ou poétique : trois coups portés à la vitre.

Léo Ferré, Introduction à l'Anarchie, le Monde libertaire janvier 1968


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